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Avoir pignon sur la rue Lafontaine
Julie Martin, Gestionnaire aux programmes culturels et patrimoniaux, Espace Centre-Ville

Saviez-vous que le restaurant Mikes de la rue Lafontaine est probablement l’un des plus vieux commerces de la ville ? Commis marchand, employé de chemin de fer, hôtelier, marchand de fruits et restaurateur, depuis plus d’un siècle déjà, plusieurs commerçants ont eu pignon sur rue au coin de Sainte-Anne et Lafontaine.
L’histoire débute en 1879 alors que David Dessaint dit Saint-Pierre obtient des descendants d’André Laughlin Fraser (1800-1877) une portion de la terre connue sous le nom de Petite Ferme. Commis marchand à Fraserville, le jeune commerçant vient tout juste de convoler en justes noces, avec demoiselle Hermine Lebel, lorsqu’il achète un terrain de plus de 9000 pieds carrés. Situé au coin de la rue de la Station (rue Lafontaine aujourd’hui) et d’une rue projetée, la future rue Sainte-Anne, le jeune marchand a choisi ce terrain prometteur sans savoir qu’il serait le premier d’une longue lignée de commerçants à s’y établir.
À cette époque, la rue Lafontaine suit le même tracé qu’aujourd’hui, mais prend tantôt le nom de rue de la Station ou de la rue du Sault ou du chemin du Lac Témiscouata selon la plume des notaires de l’époque. Il faut connaître les origines de ce chemin pour comprendre les divers noms qu’on lui attribue au fil du temps.
Dans les années 1820, un chemin forestier est tracé à la limite du domaine seigneurial du seigneur Alexandre Fraser (1763-1837) pour relier le chemin du Roi (actuelle rue Fraser) et le moulin Caldwell construit en haut de la grande chute de la rivière du Loup. D’où son surnom de : chemin du moulin ou du Sault, là où on peut traverser la rivière. Dans les années 1850, on le nomme le chemin du lac Témiscouata parce qu’il mène à un nouveau pont et permet de rejoindre ensuite le chemin du Portage du Témiscouata qui suit le tracé actuel de l’autoroute 85. Puis, avec l’entrée en gare du premier train à l’été 1860, le chemin s’ajoute un nouveau sobriquet : le chemin de la Station; faisant référence à la gare ferroviaire nouvellement construite sur la rive ouest de la rivière du Loup.
Unique lien entre le secteur maritime au bas de la côte Saint-Jacques et le secteur ferroviaire, le développement immobilier de cet axe nord-sud s’accélère au même rythme que s’accroissent les échanges et l’achalandage à la gare. Hôtels, boutiques d’artisans, boulangers, marchands, maître de poste, tout le monde veut avoir pignon sur la rue Lafontaine. Depuis l’inauguration du chemin de fer de l’Intercolonial en 1876, les voies ferrées traversent maintenant la rivière du Loup et permettent aux marchandises comme aux passagers de voyager entre Montréal et Halifax. Elles longent les rives du fleuve Saint-Laurent, traversent la vallée de la Matapédia pour rejoindre le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse. Le village de Fraserville accède au rang de ville à cette époque et devient une réelle plaque tournante grâce aux chemins de fer. Les spéculations foncières vont bon train et les investisseurs affluent en grand nombre. Les nouveaux arrivants proviennent des localités et des provinces voisines, cherchant tous à profiter de l’essor de cette ville qui vit une période de croissance sans précédent dans son histoire.

On comprend la vitesse à laquelle la ville évolue en observant de plus près les transactions foncières des terrains dans le secteur à cette époque. Trois ans après l’achat du terrain et de sa maison, le commerçant David Dessaint dit Saint-Pierre se fait offrir une somme de 370 piastres et un autre terrain en échange de sa grande propriété au coin de la rue Sainte-Anne. La valorisation du terrain lui permet d’obtenir le double de la valeur payée trois ans plus tôt. L’acheteur n’est nul autre que Narcisse-Georges Pelletier (1857-1912), marchand et grand propriétaire terrain de l’époque et futur maire de Fraserville. Cinq ans plus tard, le terrain est maintenant divisé en deux lots et sa valeur double à nouveau!
Le lot vendu à Herménégilde Aubin (1853-1921) au prix de 400 piastres en 1886 comprend maintenant une nouvelle maison. Herménégilde est conducteur de train pour la compagnie de chemin de fer de l’Intercolonial et il vient tout juste d’épouser Alma Lachance. Originaire de Québec, il a d’abord travaillé sur les chemins de fer à Sainte-Flavie pour ensuite être transféré à Fraserville.
Il y a fort à parier que l’édifice commercial tel qu’on le connaît aujourd’hui a été construit par le promoteur Narcisse-Georges Pelletier. En l’absence du marché de construction, on ne peut que situer la construction de la demeure vers 1885 à défaut d’en connaître les détails exacts. Narcisse-Georges Pelletier est un marchand et un homme d’affaires avisé bien connu à Fraserville pour ses activités de développement. Dans les années 1890, il deviendra même le principal promoteur immobilier de la pointe de Rivière-du-Loup, achetant des lots et construisant des demeures qu’il loue ou revend par la suite.
Élégant bâtiment en briques rouges d’influence victorienne, la demeure de style Second-Empire, caractéristique par sa tour centrale et sa toiture mansardée rehaussée de fines dentelles menuisées, reflète les modes et les goûts de l’époque. À Fraserville, plusieurs demeures bourgeoises du quartier des affaires et des secteurs de villégiature reprennent des éléments caractéristiques de ce style très en vogue à la fin du 19e siècle au Québec.
En 1910, le conducteur de train est transféré à Lévis où il poursuit sa carrière et s’installe avec sa famille. L’hôtelier rimouskois Joseph-Cyrille Têtu (1873-1933) acquiert la demeure pour en faire un commerce pour la somme de 2 000 piastres. En 1915, occupé par sa nouvelle entreprise de briques et de ciment, il revend la bâtisse et le terrain à François Dionne (1879-1950). Marchand de fruits et de légumes de Fraserville, cet homme d’affaires respecté est connu tout particulièrement pour sa personnalité originale; une réputation qui traverse même les frontières.


À la fin des années 1940, son humour macabre fait couler beaucoup d’encre, au point que les journaux régionaux mentionnent que : «nombre d’Américains en route pour la Gaspésie s’arrêtent à Rivière-du-Loup pour voir François Dionne.» Fervent catholique et n’ayant pas peur de la mort, il dormait dans un cercueil et des statues géantes décoraient son magasin. Peu orthodoxe, le commerçant et restaurateur attire les curieux et sa personnalité a marqué la mémoire collective des Louperivois de l’époque.
À sa mort en 1950, il lègue son commerce et le terrain ainsi que ses statues érigées en l’honneur du Sacré-Cœur-de-Jésus. Elles seront transportées devant la façade nord du presbytère de la paroisse Saint-Patrice, où elles s’y trouvent encore. Son commerce est vendu au marchand Gérald Thiboutot qui prendra la relève à son tour.
Dans les années 1970, les rues commerciales dans l’ensemble du Québec subissent les contre coups de la création des centres commerciaux rendant la vie dure aux petits commerces du centre-ville. Sur la rue Lafontaine comme ailleurs, les façades se transforment faisant place aux matériaux de l’époque et aux grandes vitrines modernes. Du bar Le Crapaud jusqu’au Bar l’Espace, les plus âgés se souviendront des façades parfois colorées qui s’affichent sur la rue cherchant à se démarquer.


En 2002, les nouveaux propriétaires entament une restauration de la façade avec le dans le cadre d’un projet de revitalisation avec Rues principales et la Ville de Rivière-du-Loup. Les entreprises Resto Tremblay qui opèrent la bannière Mikes ont redonné son cachet d’origine à ce bâtiment commercial, l’un des plus vieux restaurants et commerces de la ville qui porte une partie de la mémoire du centre-ville.
Pour tout savoir de l’histoire ferroviaire de Rivière-du-Loup : www.rdlafonddetrain.com
Téléchargez Le bulletin des Agriculteurs, mai 1947 p.11. Bulletin des agriculteurs mai 1947 (2,7 Mo)
Sources: Registre foncier du Québec, District du Témiscouata, Ville de Fraserville, Index aux immeubles, Registre A, lot nos 426 et 426a. Recensement du Canada, Fraserville, 1881à 1921.